jeudi 30 septembre 2010

"Bref, pour parler clair..."


Entendu, hier soir sur Arte, dans le documentaire "Quand le rap dérape !", le commentaire en voix-off :

Bref, pour parler clair...

Sce : "Quand le rap dérape !" (disponible pendant sept jours)

L'adjectif qualificatif "clair" prend ici le rôle d'un adverbe dont l'équivalent serait clairement. Cet emploi adverbial, rarement rencontré, semble, du moins à mon oreille, incongru. Le phénomène en lui-même, à savoir le glissement d'une catégorie grammaticale* à une autre sans changement de forme, est connu ; il aura donné manger / le manger, bleu / un bleu etc. 



REVISION : Contrairement à ce que j'énonce plus haut, clair est bel et bien un adverbe, attesté depuis le XIIème siècle, dixit le TLF :
  • Il fait clair. (il fait jour)
  • Voir clair (bien voir)
  • Chanter clair (chanter d'une voix clair)
  • Semer clair (semer peu serré) : qui donnera l'adjectif clairsemé
  • Je vois clair dans ton jeu. (comprendre parfaitement)
  • Dire tout clair (dire tout net)


Peut-être n'est-ce que le sujet du documentaire qui oriente ma pensée, mais je pense aussi à l'adjectif "grave" utilisé comme adverbe d'intensité dans des expressions telles que avoir grave la classe, se la jouer grave ou d'autres. Et ce "grave" ressemble à l'utilisation ancienne et désormais rare de l'adjectif "fort" utilisé en tant qu'adverbe ; par exemple : cet article est fort intéressant ou bien cet article est grave intéressant ; je vous laisse le choix de la formulation en fonction de votre sensibilité.




* Les catégories grammaticales sont classiquement au nombre de neuf : les verbes, les noms, les déterminants, les adjectifs, les pronoms, les adverbes, les prépositions, les conjonctions, les interjections.


Zut ! J'ai écrasé le petit chat car il traînait sur le paillasson.
  • Zut = interjection
  • J' = pronom
  • Ai écrasé = verbe
  • le = déterminant
  • petit = adjectif
  • chat = nom
  • car = conjonction
  • il = pronom
  • traînait = verbe
  • sur = préposition
  • le = déterminant
  • paillasson = nom

mercredi 29 septembre 2010

Ah la comédie humaine !

Pour convaincre un interlocuteur, il est très courant de faire usage d'un argument d'autorité afin de légitimer ou renforcer la thèse qu'on présente. On peut ainsi convoquer un auteur célèbre, quelque sommité scientifique, une quelconque parole d'évangile ou plus communément se placer sous le patronage d'un dicton ou d'un proverbe. Il arrive quand la thèse est faible que celle-ci ne tienne qu'à l'autorité sensée en assurer la pertinence ; ainsi esseulé, l'argument d'autorité est d'autant plus visible. C'est le cas dans l'extrait qui suit et qui présente un échange entre Karima Delli et Pierre Kosciusko-Morizet à la toute fin d'un débat portant sur "les grandes fortunes d'aujourd'hui", dans l'émission Ce soir ou jamais du mercredi 15 septembre.

Karima Delli : Moi je dirai juste que derrière chaque grande fortune il y a un crime, ça c'est Balzac qui le disait et je pense que c'est peut-être ça notre mission pour demain, c'est d'aller voir ce qu'il se passe derrière les affaires récentes, justement, politiques et publiques...
Pierre Kosciusko-Morizet : Moi je trouve que c'est scandaleux de dire ça. Je ne peux pas laisser dire ça... Comment... comment... comment est-ce qu'on peut dire ça ? Et comment...
K. D : C'est écrit, c'est Balzac qui l'a écrit...
P. K-M : Ok. Alors tout ce qui est écrit est vrai.
K. D : ... "Derrière chaque grande fortune il y a un grand crime". C'est Balzac qui le dit. Allons voir ce qui se passe...
P. K-M : Alors si c'est Balzac qui le dit, alors c'est bon.
K. D : C'est Balzac qui le dit.
Marc Ladreit de Lacharrière (ironique) : Vive Balzac!
P. K-M : Et Pablo Picasso aussi. Mais il a de la fortune, alors qu'est-ce qu'il a fait, lui ?
Frédéric Taddéi : On s'arrête...
P. K-M : Non, on peut pas dire ça, c'est vraiment bizarre, c'est vraiment bizarre ; enfin bon...
Je ne m'attarderai pas sur les arguments utilisés par le contradicteur (et c'est bien dommage) afin de me concentrer sur l'argument d'autorité. Karima Delli commence par prendre à son compte la thèse ("Moi je dirai juste que...") avant de dévoiler qu'il s'agit là d'une citation ("ça c'est Balzac qui le disait"), ce qui doit fonder la légitimité de son propos : voilà l'argument d'autorité. Par la suite, face aux critiques de Pierre Kosciusko-Morizet, elle choisit non pas de démontrer la vérité de sa thèse mais insiste sur l'autorité sensée la légitimer et qu'elle répétera à trois reprises : "c'est Balzac qui l'a écrit",  "c'est Balzac qui le dit", "c'est Balzac qui le dit".

Notons toutefois que cette citation couramment attribuée à Honoré de Balzac n'est pas attestée, il semble qu'elle soit une déformation d'une phrase prononcée par Vautrin dans Le père Goriot : "Le secret des grandes fortunes sans cause apparente est un crime oublié, parce qu'il a été proprement fait".

Vous trouverez ci-dessous le passage en question (à la fin du premier paragraphe) d'après l'édition de 1856, Ed Librairie Nouvelle. Et comme je remarque que Google colle un lien qui invite à acheter Le père Goriot par correspondance, je rappelle qu'on trouve ce bouquin dans n'importe quelle librairie. 

mardi 28 septembre 2010

Ipad est "délicieux", mangez-le

La publicité est un domaine que je ne traite pas suffisamment, c'est un tort, elle regorge de tournures passionnantes visant à convaincre, séduire l'hypothétique client soudain persuadé de la nécessité de tel objet ou service sans lequel sa vie serait triste comme un frigo vide. Concernant l'Ipad d'Apple, j'avais relevé, dans leur précédente campagne publicitaire cette étrange voix-off qui nous disait à quel point le machin était "beau", "magique", et tout ça tout ça. Dans le spot diffusé actuellement, on observe une succession de métonymies* ; le contenant (la tablette) s'attribuant ainsi les qualités du contenu (les ressources auxquelles la tablette donne accès). Ce qui nous donne :  


Le montage joue du rapport entre le texte et l'image. Si l'ipad (le contenant) est bien représenté sur toutes les images, c'est le contenu qui motive l'adjectif qualificatif exprimé, lequel a en quelque sorte une fonction d'épithète. Mais quand on extrait le texte seul, on se retrouve avec une succession d'adjectifs qualificatif avec une fonction d'attribut du sujet "Ipad", voyez plutôt :  

"Ipad est... délicieux... actuel... éducatif... amusant... culturel... artistique... sociable... productif... scientifique... magique".

Tous ces adjectifs sont mélioratifs et viennent, par métonymie, valoriser l'image de la tablette elle-même. On notera toutefois l'étrange et mystérieuse double métonymie qui, partant d'un plat sûrement délicieux, en fait l'image d'un plat qu'on prétend, elle, délicieuse, puis l'Ipad devient lui-même délicieux, ce qui présuppose la machine comestible et bientôt disponible avec couteau et fourchette dans toutes les bonnes crèmeries.



___________________

* La métonymie est une figure de substitution exprimant une chose par une autre, laquelle comporte avec la première un lien logique. On parle plus spécifiquement de synecdoque quand les deux choses ont un rapport d'inclusion : voile pour bateau à voiles, roues pour voitures à roues, la France pour l'équipe de France de football. Pour une explication plus complète de la différence entre métonymie et synecdoque, je vous conseille ce papier d'Alex sur Pincetonfrancais.be.  
Plus généralement, la substitution d'un mot attendu par un autre s'appelle un trope ; de fait celui-ci sert de base à de nombreuses figures de style.

lundi 27 septembre 2010

Rachida Dati, quand le lapsus l'habite


C'est lundi, il fait gris, froid, on dirait cet automne qu'on voudrait encore croire lointain ; c'est là une raison suffisante pour commencer la semaine de bonne humeur.

Hier, Rachida Dati était l'invitée de Dimanche + sur Canal +. Elle parlait de choses très sérieuses, à savoir la question épineuse des taux de rentabilité "excessifs" des fonds spéculatifs quand, soudain, ne voilà-t-il pas que le lapsus l'habite. Sans commentaire.





lundi 13 septembre 2010

Xavier Bertrand : "Ce qui est honteux..."


Jean-Jacques Bourdin interrogeait ce matin, lundi 13 septembre, Xavier Bertrand sur  RMC-BFM TV, dans l'émission Bourdin Direct. Dans l'extrait retranscrit ci-dessous, on croise une question biaisée et une manœuvre pour éviter la question.  
J-J. Bourdin : Le gouvernement presse les préfets, à propos des expulsions, de cibler prioritairement les roms, n'est-ce pas honteux dans le pays des droits de l'Homme ?

X.Bertrand : Ce qui est honteux, c'est cette nouvelle politique qui consiste de la part du parti socialiste, de la part d'associations...

J-J. Bourdin : ... mais là, ce n'est pas le parti socialiste qui est en cause.

X.Bertrand : Non non... Attendez, je vais vous répondre très clairement.

Sce : Bourdin Direct (de 0'17s à 0'38s)

Tout d'abord, la question de Jean-Jacques Bourdin porte sur le caractère "honteux" ou non de la situation. Cependant la forme interro-négative utilisée, "n'est-ce pas honteux" ?, oriente et suggère une réponse à donner à cette question, à savoir "oui, c'est honteux". Qui plus est, la référence au "pays des droits de l'Homme"  comme élément de contexte invite également, par rapprochement logique, à répondre oui. Afin d'illustrer cela, voyez les variantes suivantes et les nuances qu'elles comportent : 

  1. Le gouvernement presse les préfets, à propos des expulsions, de cibler prioritairement les roms, est-ce honteux ?
  2. Le gouvernement presse les préfets, à propos des expulsions, de cibler prioritairement les roms, est-ce honteux dans le pays des droits de l'Homme ?
  3. Le gouvernement presse les préfets, à propos des expulsions, de cibler prioritairement les roms, n'est-ce pas honteux ?
  4. Le gouvernement presse les préfets, à propos des expulsions, de cibler prioritairement les roms, n'est-ce pas honteux dans le pays des droits de l'Homme ?

En réponse, Xavier Bertrand évite la question en la détournant. Pour rendre compte du détournement logique qu'il opère, Il me faut poser deux notions, celle du thème et du rhème d'une phrase :

Le thème (Th) : le sujet dont on parle
Le rhème (Rh) : ce que l'on dit de ce sujet, ou l'information nouvelle apportée

Ex : la voile du bateau (Th) est bleue (Rh)

Et dans notre cas : 

Le gouvernement presse les préfets, à propos des expulsions, de cibler prioritairement les roms(Th), n'est-ce pas honteux(Rh) dans le pays des droits de l'Homme ?


La question porte sur le caractère honteux ou non (Rh) de la situation (Th). Plutôt que de donner l'appréciation sollicitée sur le rhème, Xavier Bertrand reprend ledit rhème "ce qui est honteux" et en modifie le thème qui devient "cette nouvelle politique qui consiste de la part du parti socialiste, de la part d'associations...". En réalité, sa réaction est davantage une réplique qu'une réponse à la question donnée.



Nb : le procédé d'emphase qui consiste à mettre le rhème en place de sujet grammatical s'appelle une rhématisation. C'est que fait X.Bertrand dans sa réponse : "Ce qui est honteux, c'est...". Le rhème devient le sujet grammatical du verbe principal.



vendredi 10 septembre 2010

"Bouclier fiscal pour les uns, matraque sociale pour les autres"

Parmi les nombreux slogans aperçus lors de la manifestation du mardi 07 septembre, je retiens le suivant :

"BOUCLIER FISCAL
POUR LES UNS,
MATRAQUE SOCIALE
POUR LES AUTRES"

Vu dans le diaporama du site Liberation.fr (dernière photo)

La formule joue la carte du parallélisme de construction, i.e la répétition d'une même structure syntaxique : bouclier / matraque ; fiscal / social ; pour les uns / pour les autres. Le couple formé par "bouclier" et "matraque" forme une antithèse* : le bouclier protège quand la matraque frappe. La critique ainsi portée n'est pas explicite, il faudra rétablir les références implicites : 

1. Le "bouclier fiscal" est le nom communément attribué à la réforme fiscale de 2007 plafonnant le taux d'imposition sur les revenus à 50%, "les uns" en sont les bénéficiares. 

2. Répondant au syntagme "bouclier fiscal" et lui apportant à la rime, l'expression "matraque sociale" désigne péjorativement le projet de réforme du régime des retraites, et qui, par opposition aux "uns" affecteraient les "autres", marquant ainsi une opposition entre deux groupes de population. Le mot "matraque", outre la référence à l'attribut emblématique du CRS, renvoie à une image de violence, celle d'une agression. 


Le sens* du slogan exprime ainsi une opposition de traitement entre des "uns" protégés (par un "bouclier") et des "autres" agressés (par une "matraque"). Les slogans misent souvent sur la brièveté et les implicites, ce qui leur permet d'exercer le pouvoir de suggestion, voire de subversion, des idées qu'ils exploitent, faisant d'eux une forme de discours très riche bien qu'apparemment anodine.  



* L’antithèse, en tant que figure de style, consiste à rapprocher dans une phrase ou un paragraphe deux mots qui ont des sens opposés pour mettre en lumière un contraste ou une contradiction.

** Par coïncidence, le sens renvoie à un proverbe bien connu et lui même construit sur un parallélisme : "deux poids, deux mesures". 

mercredi 8 septembre 2010

Laurent Blanc : "Je crois que bon..."

Nouveau sélectionneur de l'équipe de France de Football et nouvelle façon de parler, différente de celle de Raymond Domenech. Je me suis donc attaché à analyser le discours de Laurent Blanc, et notamment son célèbre* "je crois que bon..."

La formule ne détonne que par l'emploi a priori surprenant de l'adjectif "bon" ; sans cela rien à dire. En y regardant de plus près, Laurent Blanc utilise régulièrement cet adjectif "bon" comme une interjection pour ponctuer son discours ; l'usage est sûrement involontaire, appartient aux tics verbaux et constitue une part de son idiolecte (i.e l'ensemble des usages d'une langue propre à un individu). On trouvera dans l'extrait qui suit le fameux "je crois que bon,..." à deux reprises (0'04s et 0'58s), mais également "Bon,..." en tête de phrase (0'01s et 0'24s), "mais bon,..." (0'18s), "puisque bon,..." (0'30s et 1'45s), "alors que bon,..." (0'48s), et "c'est vrai que bon,..." (3'04s).











Sce : "Blanc : « Maladroits et naïfs »" sur le site lequipe.fr

Ceci dit, il reste à comprendre cet usage particulier. Premier constat, "bon" est toujours placé en tête de phrases ou en tête de propositions. Le sens à lui donner est difficile à déterminer. Le TLF note l'emploi interjectif de l'adjectif "bon" et livre quelques explications :
2. Emplois interjectifs (bon est invar.)
a)
Bon! (marque l'approbation, le mécontentement, la fin d'une discussion, etc.), ah bon! (marque l'étonnement, l'incrédulité, l'ironie, etc.), c'est bon! (marque la satisfaction, l'agacement, etc.)
Il semble que, concernant nos exemples, leur valeur se situe dans les etc. de la définition du TLF. Essayons donc d'y voir plus clair. "Bon" semble pouvoir être remplacé dans chaque occurrence par un équivalent "oui" sans pour autant modifier le sens de la phrase. Il marquerait donc l'approbation non comme réaction au discours d'un interlocuteur mais l'approbation envers l'énoncé qu'il va produire lui-même. On pourrait voir là une forme de ce que l'on appelle l'auto-légitimation du Dire. Laurent Blanc, par le biais d'un tic verbal, tendrait ainsi à légitimer ce qu'il va dire, anticipant ou recherchant l'accord de ses interlocuteurs. Oui, je crois que ça doit être quelque chose comme ça, d'autant plus que les énoncés ainsi ponctués sont souvent des généralités difficilement contestables. Voyez plutôt :
"[...] mais bon, il faut analyser un peu plus le contenu du match. Bon, c'est vrai que... on commence pas ces éliminatoires de la meilleure façon possible puisque bon, comme je l'ai dit aux joueurs, la chose la plus difficile dans le football c'est de marquer et de concrétiser ces périodes de domination [...]"


* Ici, ici, etc.

 
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