jeudi 14 octobre 2010

Cas d'école : Louis XIV et Monomotapa sont sur un bateau

Les nouveaux programmes scolaires d'histoire-géographie au collège ont suscité une polémique quant à la place dévolue à Louis XIV et Napoléon. C'est l'occasion d'aborder le registre polémique qui caractérise un texte engagé visant la confrontation d'idées et où les arguments s'expriment avec vigueur pour défendre ou attaquer une thèse. D'ailleurs, le mot polémique vient du grec /polemos/ qui signifie "guerre". A titre d'exemple, voici l'entame d'un article de Pierre Lunel publié sur Liberation.fr lundi dernier :
"L’année dernière, on nous avait déjà fait le coup avec la «grande» réforme du lycée prévoyant de rendre optionnels les cours d’histoire-géo en terminale S. Comme une mauvaise nouvelle n’arrive jamais seule, qu’apprend-on cette année ? Qu’on boute hors des programmes deux bonnes vieilles idoles de la France, Louis XIV et Napoléon. Pas moins. Michelet et Victor Hugo doivent s’en retourner dans leur tombe ! Exit, les deux héros les plus connus de l’histoire de France. Expédiés aux oubliettes, et, dans un jargon qui donne froid dans le dos, relayés à des «éléments de compréhension contextuels» (sic !)."
Sce : Extrait de l'article intitulé "Louis XIV et Napoléon hors programme", de Pierre Lunel, paru le 11/10/2010 sur Liberation.fr 
Le ton de l'article manifeste l'énervement, on y croise des points d'exclamation : "Michelet et Victor Hugo doivent s’en retourner dans leur tombe !" et "(sic !)". On y ajoutera une question rhétorique au sens où celle-ci n'a d'autre légitimité que la mise en forme du discours : "qu’apprend-on cette année ? Qu’on boute hors des programmes..." pourrait s'écrire comme suit : [on apprend cette année qu'on boute hors des programmes...]. P.Lunel utilise également des phrases courtes telles que "Pas moins." qui jette une appréciation sur ce qui précède, ou encore les deux dernières phrases qui pourraient s'écrire en une seule, mais le découpage permet de mettre en exergue et en relief les deux termes forts "exit" et "expédiés". Notons qu'"Exit" est à l'origine une locution latine utilisée au Théâtre dans les didascalies pour signifier qu'un personnage quitte la scène, et qu'on peut  traduire ainsi : il/elle sort. Cette locution fait ainsi l'économie d'une proposition complète. Voilà pour ce qui est de la syntaxe utilisée.   

Regardons maintenant le point de vue de l'auteur, celui-ci adopte la défense de Louis XIV et Napoléon, laquelle est marquée par un lexique mélioratif : "deux bonnes vieilles idoles", "les deux héros les plus connus", le dernier syntagme comportant également un superlatif. On notera aussi la convocation de Jules Michelet et Victor Hugo qui laisse à entendre, par sous-entendu, qu'ils seraient en accord avec la position de P. Lunel, ce qui forme une manière d'argument d'autorité.

Quant aux nouveaux programmes scolaires incriminés et leurs auteurs, ils reçoivent un traitement dévalorisant. On notera l'ironie de "la «grande» réforme", les guillemets signalant l'antiphrase, auquel on ajoutera l'emploi du nom "jargon" qui est un terme péjoratif. Enfin et surtout, P. Lunel utilise des exagérations entrant dans le champ lexical de la violence : "qu'on boute hors [de]", "expédiés aux oubliettes" et dans une moindre mesure "exit". Les deux premières expressions appartiennent au registre guerrier et politique, pensons aux anglais qu'on bouta hors de France et aux prisonniers enfermés dans les oubliettes des châteaux. Appliquées à deux grandes figures de l'histoire de France, elles offrent un décalage particulièrement saisissant qui confine à l'incongruité. Peut-on imaginer Louis XIV expédié aux oubliettes ? Son frère, peut-être, dirait Dumas ; mais Louis XIV...

Il en va ainsi du registre polémique qui utilise des images fortes afin de convaincre et même persuader d'adopter tel ou tel point de vue. Je vous laisse poursuivre la lecture de l'article de Pierre Lunel qui réserve encore de nombreuses trouvailles du même acabit.


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Nb : Je ne reviens pas sur l'expression "relayés à des «éléments de compréhension contextuels»" car je suppose une confusion entre relayés et relégués, confusion qui semble être d'usage parmi les opposants aux nouveaux programmes. Dans la coïncidence, l'ironie voudrait voir justement un relai d'opinion, mais nous ne nous laisserons pas tenter par une telle perspective.

vendredi 8 octobre 2010

Des mots et des hommes

Le titre de cette brève pourrait laisser penser à une grande réflexion sur l'importance du langage dans l'Histoire de l'humanité, mais non, je vous arrête tout de suite, il n'en sera rien, ou plutôt peu de choses. En mettant au propre le fatras accumulé sur mon bureau ces dernières semaines, j'ai sauvé de la corbeille deux trois articles piochés sur le Net et qui offrent matière à réflexion. Je vous livre tout cela en paquets mal ficelés.

Les mots charrient avec eux leur histoire, et notamment leur origine, un article de Rue 89 intitulé "Collabo, Woerthgate… La crise politique en dix « gros » mots" rappelle ainsi l'origine de certains mots utilisés récemment, tissant ainsi une analogie entre des situations qui ne s'y prêtent pas forcément. On y croisera lapidation dans "une sorte de lapidation médiatique", fasciste et factieuxchienlit, ou encore putschiste.

Jean Véronis, lui, s'attarde sur la confusion entre Roms et Roumains aujourd'hui, hier originaires d'Égypte ou de Bohème, pensait-on.

Autre chose, les expressions qui parsèment le discours peuvent toujours offrir un décalage par rapport à la réalité qu'elles recouvrent ; anecdotique ou tragique, on peut à l'occasion s'en agacer. Langue sauce piquante s'interroge sur une "première dame" en reprenant le commentaire d'une lectrice du Monde.fr qui se demande quel est ce classement qui fait d'une dame la première
Ailleurs, dans un article signé Giorgione sur 24 heures Philo, il est question de sportifs qui sont "comme des morts de faim" ; l'hyperbole soulignant leur énergie alors que la dénutrition affaiblit le corps. Ah la tragique ironie que voilà ! Je dois préciser que l'ironie ressentie me fut d'autant plus vive que j'ai croisé cet article à l'occasion d'une étude avortée portant sur la phrase d'une mère évoquant son enfant qui avait souffert d'une grave malnutrition : "Il était si faible qu'on aurait dit qu'il était quasiment mort" (Sce).

mercredi 6 octobre 2010

Viviane Reding ne pense plus

Le mois dernier, suite à la publication de la fameuse circulaire du 05 août portant sur l'évacuation de campements illicites en France et visant "en priorité ceux de Roms", Viviane Reding, la commissaire européenne en charge de la Justice, des Droits fondamentaux et de la Citoyenneté avait réagi vivement, faisant référence à la Seconde Guerre Mondiale. Cette référence, aussitôt interprétée comme une comparaison entre la situation actuelle et les déportations de la Seconde Guerre Mondiale, avait suscité les protestations de la part du Gouvernement français. Voici ci-dessous la déclaration de Viviane Reding :

Bruxelles, le 14 septembre 2010

"La Commission européenne a suivi de très près l'évolution de la situation concernant les Roms en France, au cours des dernières semaines.

J'ai été personnellement choquée par des circonstances qui donnent l'impression que des personnes sont renvoyées d'un Etat membre uniquement parce qu'elles appartiennent à une certaine minorité ethnique. Je pensais que l'Europe ne serait plus le témoin de ce genre de situation après la seconde guerre mondiale".

Sce : extrait de la traduction* de la déclaration de Viviane Reding, SPEECH/10/428 sur Europa.eu

On s'intéressera ici aux implicites que comporte la dernière phrase.

Avant toute autre chose, il faut noter que la déclaration originale de Viviane Reding était en anglais. Si la traduction proposée reprend exactement le sens de ses propos, je préfère proposer une traduction qui reprenne la tournure syntaxique de la phrase afin de pouvoir travailler une version en français :
Énoncé original :
"This is a situation I had thought Europe would not have to witness again after the Second World War".
Traduction littérale :
"C'est une situation dont je pensais que l'Europe n'aurait plus à être témoin après la Seconde Guerre Mondiale".

L'utilisation de l'imparfait "pensais" relate un état passé mais est en relation avec le moment de l'énonciation, ce qui crée une opposition par rapport à celui-ci : si Viviane Reding "[pensait] que...", c'est qu'au moment où elle s'exprime, [elle ne le pense plus]. L'imparfait reprend d'ailleurs parfaitement les valeurs du past perfect "had thought ". Ainsi, on peut établir ce qui suit :

Je pensais :  l'Europe n'aura plus à être témoin [de cette situation] après la Seconde Guerre Mondiale.
et son équivalent :
Je ne pense plus : l'Europe n'aura plus à être témoin [de cette situation] après la Seconde Guerre Mondiale. 
et une fois la double négation levée :
Je pense : l'Europe a à être témoin [de cette situation] après la Seconde Guerre Mondiale (en l'occurrence aujourd'hui).

Cette suite de déduction est la formulation des présupposés sous-jacents de l'énoncé. La formule utilisée par Viviane Reding est une forme d'atténuation du propos qui évite la violence d'une accusation formelle.

Viens maintenant le tour de la "Seconde Guerre Mondiale". C'est là un événement et un repère historique majeur du XXème siècle et qui pourrait n'être que cela. Cependant, à travers le mot "situation" qui est une reprise nominale de la proposition "des personnes sont renvoyées d'un Etat membre uniquement parce qu'elles appartiennent à une certaine minorité ethnique", on voit se dessiner une analogie entre les événements d'aujourd'hui et ceux de la Seconde Guerre Mondiale, ces derniers n'étant pas exprimés explicitement mais à l'état de sous-entendu. Le propre du sous-entendu, c'est que son auteur peut toujours en nier l'existence et considérer qu'il s'agit d'une mauvaise interprétation, ce que fera d'ailleurs Viviane Reding dans les  regrets qu'elle exprimera le lendemain de sa déclaration :           

"Je regrette les interprétations qui détournent l'attention du problème qu'il faut maintenant résoudre. Je n'ai en aucun cas voulu établir un parallèle entre la Deuxième Guerre mondiale et les actions du gouvernement français d'aujourd'hui".
Sce : Déclaration de V.Reding à l'AFP, le 15/09/2010




* Le discours original est en anglais, disponible en vidéo ; et, ci-dessous sa retranscription :
Brussels, 14 September 2010

"Over the past weeks, the European Commission has been following very closely the developments in France regarding the Roma.
I personally have been appalled by a situation which gave the impression that people are being removed from a Member State of the European Union just because they belong to a certain ethnic minority. This is a situation I had thought Europe would not have to witness again after the Second World War".
Sce : Europa.eu

vendredi 1 octobre 2010

Eric Besson : "la fabrique à bons français"

Lors d'une rencontre avec les lecteurs du Parisien / Aujourd'hui en France, Eric Besson a utilisé des images "industrielles" pour qualifier le ministère dont il a la charge. Replaçons les mots dans leur contexte :

En réponse à un lecteur qui utilisait l'image d'"une machine à fabriquer de +bons français+", Eric Besson reprendra celle-ci comme suit : "Si mon ministère peut être une machine à fabriquer de +bons Français+, je serai très heureux".

Par la suite, une lectrice reviendra sur cette expression :

La lectrice : Vous parlez de machine à fabriquer de bons petits français.
Eric besson : Si la conclusion de cet entretien est que mon ministère doit être une fabrique à bons français, j'y souscris bien volontiers, oui.
La lectrice : C'est le genre de propos que vous assumez, ça ?
Eric Besson : Pourquoi ? Oui bien sûr. Pourquoi ? Qu'est-ce qui serait gênant que le Ministère de l'immigration, de l'intégration, et de l'identité nationale, qui accorde la nationalité française, soit une usine à production de bons français ? C'est très bien.

Sce : dépêche AFP reprise sur le site leparisien.fr et la vidéo diffusée par leparisien.fr pour l'échange avec la lectrice.

Les trois images, "une machine", "une fabrique", "une usine" sont des métaphores du "ministère", respectivement métaphorisants et métaphorisé. Reste le lien analogique, i.e ce qui permet de comparer les deux notions, mais celui-ci n'est pas présent ; on dit alors que la métaphore est non-motivée. Ce lien analogique est à déduire et la chose n'est pas si aisée : en quoi le ministère ressemble-t-il à une usine, une fabrique, une machine ? Il semble qu'ils aient en commun ici ce que j'appellerai, faute de mieux, la fabrication de quelque chose. D'un côté une usine ou une machine fabrique un objet grâce à un procédé industriel, de l'autre le ministère attribut la nationalité grâce au processus de nationalisation. Voilà la métaphore caractérisée.

Cependant, l'explication qui précède fait l'économie des compléments "à/de bons français" qui qualifient chaque fois l'usine, la fabrique, la machine. Là, on observe un décalage sémantique car on ne peut mettre sur le même plan la fabrication d'un objet et celle "de bons français". En effet, le nom commun "français" renvoie à une personne (trait sémantique : humain) quand l'objet se voit attribuer le trait sémantique non-humain. Ainsi les métaphores utilisées induisent une réification, faisant d'un humain un objet.

L'effet est un va-et-vient contradictoire : le concept "nationalité française" est personnifié à travers le nom "français", lequel est alors réifié par le biais de la "machine" en produit manufacturé.     



Citation du jour :

Objets inanimés, avez-vous donc une âme
Qui s'attache à notre âme et la force d'aimer ?
 Milly, Alphonse de Lamartine


Nb : l'utilisation de la préposition à dans "fabrique à bons français" est impropre ou familière, selon le goût de chacun. On peut manger la barbe à papa ; mais celle de papa, non. 
 
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